Sur les traces des Goncourt, lectures lycéennes

Sur les traces des Goncourt, lectures lycéennes

Ils désertent : vous ne déserterez pas

Je n’ai pas adoré le livre de Thierry Beinstingel, Ils désertent ; captivée toutefois, je l’ai trouvé troublant tout au long de sa lecture.

 

Le système narratif, d’abord, m’a beaucoup déstabilisée. Vous penserez sûrement qu’il ne me faut pas grand-chose pour être déstabilisée, mais l’utilisation de la deuxième personne du singulier et de la deuxième du pluriel est vraiment inhabituelle et crée l’étrange impression que c’est au lecteur que le narrateur s’adresse alors qu’il est clairement question de personnages fictifs. Je me suis d’abord sentie comme une amnésique à qui une personne raconterait sa propre vie dans les moindres détails, ce qui s’avère impossible. Le narrateur est omniscient et sait même ce que les personnages feront dans le futur. En effet, ce temps est utilisé à plusieurs reprises, j’ai donc pensé à une voix dans la tête des personnages qui leur dicterait la conduite à adopter, ce qui s’avérerait plutôt malsain.

 

La construction syntaxique de certaines phrases est également peu conformiste, ainsi : « Et sa question à la fin pour savoir qui s’occupe de les réunir. » en formera une. Son inachèvement exprime, je suppose, une question dont la réponse est attendue, il y a donc une pause avant qu’elle ne nous soit donnée dans la phrase suivante. Les phrases longues, aux nombreuses virgules et accumulations révèlent le talent de Thierry Beinstingel, d’autant que le vocabulaire utilisé est complexe, plusieurs synonymes du même mot sont souvent donnés. Malgré les phrases longues, les événements ont l’air de se produire très vite car beaucoup sont décrits en peu de lignes et sont représentatifs du temps qui passe sans que les personnages ne puissent rien en faire.

 

En effet, les personnages vivotent. D’abord, nous avons la jeune femme qui commence son nouveau travail en entreprise, déterminée à bien faire, à se payer un appartement dont elle ne peut remplir que deux pièces et à se faire une place dans le monde du commerce. De l’autre, nous avons « l’ancêtre », qui travaille dans cette même entreprise depuis quarante ans, il est représentant en papier peint et se contente fort bien de ce qu’il a. Et pour cause, le vieil homme est atypique : fan d’Arthur Rimbaud, il est un véritable comédien, un grand orateur, capable de vendre du papier peint pour des sommes colossales, malgré le déclin de celui-ci. La jeune femme a pour mission de le renvoyer de l’entreprise, pourquoi ? On ne le saura jamais vraiment, l’ordre vient de son supérieur hiérarchique. Avoir un ancêtre dans la boîte, c’est probablement ‘has been’ dans le domaine commercial qui recherche la modernité. D’ailleurs, le tutoiement est réservé à la jeune femme et le vouvoiement à l’ancêtre, marquant ainsi le contraste générationnel : maintenant les jeunes gens se tutoient, mais continuent à vouvoyer les plus anciens, comme l’a d’ailleurs fait la protagoniste. Nous connaissons la vie de ces deux personnages dans les moindres détails, fait paradoxal puisqu’ils sont dépourvus de noms, à l’instar des personnes de leur entourage. Leur localisation reste, elle aussi, assez obscure : on ne sait jamais exactement où ils vivent ou travaillent. Cette méthode est utilisée par Beinstingel pour, je suppose, représenter une catégorie de personnes et pour que celles-ci puissent s’identifier à la jeune femme ou à « l’ancêtre ». Nous sommes donc, dans ce roman, invités à suivre ces deux personnages, qui semblent ne rien avoir en commun, ou presque : ils sont seuls malgré la présence d’un membre de leurs familles. Un parallèle est d’ailleurs fait entre "ils désertent" et "île déserte", c’est en effet ce que devient le quartier de la jeune femme à mesure que ses voisins déménagent.

 

J’ai, avant tout, perçu cette œuvre comme une critique acerbe du milieu de la vente, qui est tourné en dérision : chaque apparition du patron de la jeune femme s’accompagne d’une description de l’allure douteuse de sa chemise. Le cynisme est omniprésent, bien qu’implicite, nous constatons le mépris de l’auteur pour ce monde artificiel au travers de ses personnages et dans de nombreuses remarques. Par exemple, quand il dépeint l’ambiance de l’entreprise et les relations au sein de la hiérarchie, bon nombre d’employés n’hésitent pas à se rapprocher de leur supérieur et à tourner le dos à quiconque va à l’encontre de ses directives. De plus, lorsque le narrateur évoque un objet, il le fait volontiers en donnant ses caractéristiques de vente : un miroir est ainsi désigné par un nom, un prix et non par une longue description de son aspect et de l’effet qu’il produit sur le personnage. L’auteur nous donne ici l’occasion de découvrir le milieu aseptisé du commerce.

 

Malgré toutes ses qualités, je n’ai pas été transcendée par cette œuvre car elle est assez pessimiste envers notre société, probablement à raison, mais à quoi bon nous rappeler sans cesse que tout va mal ? Heureusement qu’une étincelle viendra illuminer la vie des personnages, nous montrant ainsi que tout n’est pas perdu pour l’Humanité.

Claire



28/10/2012
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